O mia patria si bella e perduta. La patrie, belle, mais perdue. Cela vient de “Va pensiero” mieux connu sous le nom de chœur des esclaves du Nabucco de Verdi, probablement un des airs d’opéra les plus populaires. Mon père le chantait à pleins poumons : “überall auf der Welt scheint die Sonne”.
Dans Nabucco, ce sont les exilés qui pleurent leur patrie perdue. Aujourd’hui, ce sont les citoyens qui ont le sentiment que leur pays ne leur appartient plus et veulent se le réapproprier. Le 12 mars 2011, lors d’une représentation à l’opéra de Rome, le chef d’orchestre Riccardo Muti, pose pendant le rappel, un sublime acte de résistance culturel en se tournant vers le public au sein duquel se trouvent beaucoup de hauts dignitaires. Avec flegme, Muti dit que lui, en tant qu’italien qui a vu beaucoup du monde, est honteux de voir ce qu’il se passe dans son pays. ‘Si j’accepte votre rappel, ce n’est pas par patriotisme, mais parce qu’entendant le chœur je me dis que si nous continuons dans cette direction, nous allons droit vers la destruction de la culture, culture sur laquelle l’Italie s’est construite. Dans ce cas, notre patrie est littéralement belle, mais perdue.” Il a ajouté qu’il s’était tu pendant trop longtemps. Là-dessus, il a demandé au chœur de reprendre le chant et a invité le public à se joindre à eux. C’était l’une des plus puissantes expressions d’indignation civile qui est apparue partout en 2011. Le manifeste Indignez-vous du nonagénaire Stéphane Heissel parait en octobre 2010 ; depuis l’indignation n’est plus du vent, des révoltes arabes à l'Occupy Wall Street et les protestations dans les rues de Grèce. C’est dans ce contexte que C(H)OEURS a vu le jour en 2012.
Qu'est-ce qui est différent aujourd'hui ? La protestation de Muti résonne comme si elle avait été pensée pour la Flandre, les printemps se sont transformés en hivers amers, seule la Tunisie persiste. La Grèce n'est un modèle de réussite que pour ceux qui ont acheté des obligations d'État. Entretemps, le Soudan a connu une révolution plus ou moins réussie et les images de révolte et d'insurrection se sont déplacées vers Hong Kong, Alger et Beyrouth. Les gilets jaunes ont repris le flambeau aux Indignados. Le plus grand appel au changement résonne dans la bouche de milliers de jeunes manifestant à travers le monde pour le climat. Comment les individus et les masses se situent-ils par rapport à cette période de turbulences ? Cette question est toujours au cœur de ce projet, qui a mûri il y a dix ans lors de conversations entre le regretté Gérard Mortier, alors directeur de l'Opéra de Madrid, et le directeur des ballets C de la B, Alain Platel.
Pour Platel, c’est la toute première fois qu’il reprend une production avec des corps autres que ceux des danseurs ou performeurs qui ont contribué à créer cette production. Et pas n’importe quels autres corps : les danseurs de ballet OBV. En général, ils sont choisis pour un projet ; Platel a demandé qui souhaitait participer. Il a mis sur scène deux danseurs de la création d’origine : Bérengère Bodin, car elle incarne de manière unique Marguerite Duras (qui sera évoquée plus loin), et Quan Bui Ngoc pour ses liens avec le monde du ballet avant son arrivée en Belgique en provenance du Vietnam. Romain Guion, aussi un ancien, s’est chargé méticuleusement des répétions. Platel a profité de leur collaboration pour retravailler plusieurs scènes de groupe que les danseurs d’OBV ont repris à un rythme rapide afin de créer autant d’espace possible pour un apport individuel dans les solos et les duos et pour la recherche d’un souffle collectif comme corps de ballet.
Platel est depuis un moment à la recherche de tout un arsenal de mouvements spastiques, crispés, impulsifs, hystériques - Platel appelle cela la beauté de la laideur – qu’il veut introduire comme un véritable langage du corps. Dans vsprs c’était la langue de la perte de soi, dans Out of context – for Pina c’était celle de l’accomplissement de soi. Est-ce possible de tout dire avec cet arsenal de mouvements ? Même la révolte ? Permet-il de mener une révolution ? De réinventer la société ? Peut-on, grâce à lui, provoquer une inversion ? Et, d’où vient-il ? Pour Platel, il commence dans l’espace de répétitions. Si nous ne sommes pas capable de donner une place à la différence de chacun dans ce contexte de travail, nous n’avons pas le droit de faire de grands discours sur le changement à l’extérieur. La politique commence dans l’intimité d’être ensemble ; dans le séjour ; sur le lieu de travail.
C(H)OEURS se réfère au cœur et au chœur. Alain Platel a déjà eu deux fois l’opportunité de travailler avec un chorus : pour l’ouverture de Roundhouse à Londres (2001) et pour celle du nouveau Koninklijke Vlaamse Schouwburg (KVS) à Bruxelles (2006). C’étaient des événements très appréciés dans lesquels une quinzaine de chorales différentes célébraient à chaque fois la super diversité urbaine. Ces projets ont permis à Platel de préparer le chemin de cette production dans laquelle le chœur est central.
Le chœur est la constellation musicale par excellence à l’intérieur de laquelle la voix individuelle doit se fondre dans l’ensemble. Après une période d’individualisme extrême, les gens désirent recréer des liens plus puissants entre eux qu’ils cherchent moins au sein de groupes socio-économiques bien définis tels que les associations féminines ou les syndicats, mais plutôt dans un voisinage, une chorale amatrice, une page Facebook ou au dans un groupe de bénévoles qui se réunit tous les samedis matin pour faire office de chœur dans C(H)OEURS. C’est ce type de grands rassemblements que les gens recherchent actuellement et dans lesquels la diversité et le pluralisme sont des atouts.
Selon Margerite Duras, dont Platel cite des déclarations tirées de son Autoportrait, la plus grande erreur de toute idéologie, qu’elle soit de droite ou de gauche, est de penser qu’une femme de ménage est une femme de ménage, qu’un Flamand est un Flamand. C’est cette généralisation simpliste des gens qui est la base de toute idéologie, ce nivellement des actions qu’elle exècre. C(H)OEURS se situe dans cette zone de tension : l’unique contre l’unisson, l’individu contre le groupe.
Chœurs et danseurs sont dans C(H)OEURS les deux faces de la médaille. Le chœur est voix, parole, discours, peuple, public, monde extérieur. Les danseurs sont corps et membres, cris, big bang, animal, inconscient, intimité, prologue. Leurs désirs sont les mêmes, mais ils essaient d’y arriver par d’autres moyens, par d’autres chemins. Chœurs et danseurs se rencontrent, se provoquent, se contaminent.
L’emblème de C(H)OEURS est la bouche ouverte. Le citoyen émancipé ? Ou le cri silencieux ? La bouche bâillonnée ? Le poing dans la bouche pour s’imposer le silence ? Nous sommes nous, comme Riccardo Muti, tus trop longtemps ? La bouche ouverte de laquelle ne sort pas le langage, mais bien le son. Vouloir, mais ne pas pouvoir articuler. Ne pas réussir à le dire. Comme des sons bestiaux ou une sirène. Un mugissement archaïque ou un avertissement angoissant. Mais aussi la protestation inarticulée du monde entier. Happer et mordre est la bouche ouverte à la recherche de nourriture. Furieux et instinctif comme un bébé vers le sein de sa mère. Happer l’amour, le temps d’un baiser romantique. S’accrocher l’un à l’autre, se rencontrer. Mais il y a aussi la bouche ouverte des chanteurs.
Dans C(H)OEURS, des questions sont posées aux 70 performeurs dont la réponse apparaît sous forme d’un mouvement. Cette forme de « chorégraphie sociale » est une façon de faire faire des chorégraphies instantanées à des grands groupes de non-professionnels. C’est une sorte de résonnement qui vient de la performance. Cela brise la séparation qui est habituellement faite entre professionnels et amateurs, entre artistes et activistes, entre privé et public, entre performeurs et spectateurs. Platel a déjà flirté avec cette frontière. À la fin de Out of Context – for Pina, un des danseurs demande au public : « who wants to dance with me » ?
Quelle que soit la réponse, cette question lève le voile sur des rapports ancrés, dynamise les clichés irréfutables, bazarde les accords culturels. Il n’y a plus de spectateurs passifs, mais seulement des participants potentiellement actifs. La chorégraphie comme esthétique du changement.
Le changement est-il vraiment possible ? Le philosophe Slavoj Žižek se le demandait le dimanche 9 octobre 2011 au Liberty Plaza New York face aux manifestants de Occupy. Il a dit entre autres ceci : Aujourd’hui le possible et l’impossible sont partagés de manière remarquable. Sur le plan de la liberté personnelle et du progrès technique, tout est possible, qu’il s’agisse de sexe pervers ou de voyage sur la lune. Nous rêvons d’immortalité au travers du stockage de notre identité dans un logiciel. Dans le domaine des relations sociales et économiques, rien n’est possible ; ni les actions syndicales ni le maintien du capitalisme. Les restrictions sont représentées telles des lois de la nature. Parce que cela ne peut être autrement. Žižek plaide pour l’inversion des coordonnées du possible et de l’impossible. Peut-être que nous ne deviendrons pas immortels, mais peut-être pouvons-nous obtenir plus de solidarité et de soins de santé. L’équipe de C(H)OEURS trouve Žižek inspirant notamment pour cette façon qu’il a de lancer ses idées comme des salves tout en ayant un cheveu sur la langue, en crachant et en tripotant avec manie ses vêtements et en ne méritant généralement pas un prix de beauté pour son éloquence.
Wagner et Verdi, dont les pièces chorales résonnent dans C(H)ŒURS, ne sont pas naturellement alliés, mais ils ont au moins une même ambition : contribuer au changement des coordonnées. À leur époque, il s’agissait du renforcement du nationalisme. Aujourd’hui, nous avons du mal à nous l’imaginer. Pour les héritiers de mai 68, une nation est un groupe de personnes rassemblées par une erreur commune au sujet de leurs origines et une aversion partagée pour leurs voisins (remerciement à Karl Deutsch 1969). Mais au temps de Wagner et Verdi, l’Italie et l’Allemagne sont nées comme un plus grand ensemble de beaucoup de petits états séparés, de petites monarchies, de petits duchés, etc. Pour trouver aujourd’hui un équivalent au bouleversement de cet ordre, il faudrait observer la naissance de l’Union européenne.
Cette recherche d’un plus grand ensemble sans perte de l’individualité, d’une politique sans perte d’intimité, de l’éloquence avec un défaut de prononciation est la recherche qui habite C(H)OEURS.
dramaturge Hildegard De Vuyst, Février 2012