E n t r e t i e n a v e c F a b r i z i o C a s s o l
La partition musicale de pitié ! a été réalisée en concertation étroite avec Alain Platel. Nos collaborations antérieures ont renforcé un climat de complicité et de confiance qui m’a permis d’anticiper son écriture contrairement à vsprs où la musique s’est élaborée en même temps que l’évolution des danseurs. Pendant la tournée de vsprsj’étais déjà concentré sur ce travail, mais également durant d’autres voyages comme en Afrique, en Inde ou en Chine. Il est important pour moi que cette musique ne ‘sonne’ pas comme une musique exclusivement occidentale et dans le cas de Bach, exclusivement protestante. Dans ce contexte, elle doit avoir un caractère plus ‘universelle’. Les longues discussions avec Alain touchent tous les détails imaginables mais toujours avec le souci de libérer l’émotion, et en ceci, j’aime beaucoup son instinct de comprendre ce qui est véhiculé à travers le son. Il m’a souvent, intuitivement, donné certaines clefs pour réaliser la musique. L’ouverture de la Matthieu, est un example où je n’osais pas y toucher et grâce à lui, j’ai trouvé la raison de le faire. Ou bien d’inclure O Mensch ! alors que je n’y avais pas attaché trop d’importance dans l’évolution dramaturgique. On pourrait dire que ses instincts s’expriment à travers cette adaptation, cette musique est en quelque sorte la sienne. L’essence de ce spectacle se fonde sur le profond humanisme d’Alain, il possède un fort potentiel de compassion; dès le départ, j’ai voulu voir comment il traiterait un tel sujet.
Triangle
En s'attaquant à la Passion selon Matthieu, l'une des premières questions qui s'imposent est : allons-nous prendre en compte le récit? Ici, il était clair d'emblée qu'Alain souhaitait conserver le récit, d'une façon ou d'une autre. La question suivante est alors : comment aborder le Christ ? Qui doit l'interpréter ? Une possibilité s'est offerte à moi lorsque j'ai rencontré Serge Kakudji à Kinshasa grâce à Jan Goossens, le directeur artistique du KVS, et à la soprano Laura Claycomb. Ils avaient fait la connaissance de Serge alors qu'il se produisait dans Dinozord, un spectacle du chorégraphe congolais Faustin Linyekula. À l'époque, Serge avait 17 ans et était autodidacte. Laura a perçu ses possibilités, puis elle a cherché à confirmer son intuition. Elle a contribué à faire en sorte que Serge puisse entamer une formation en Belgique. J'ai dû faire à Laura la promesse solennelle que je n'écrirais pas une note de trop pour Serge, afin de ne pas hypothéquer son épanouissement en tant que chanteur. Serge balance entre sa culture africaine et la culture occidentale qu'il est en train de s'approprier. C'est précisément cet « entre-deux » qui passionne aussi Alain. Pour l'alléger le travail de Serge, j'ai dédoublé le rôle du « Christ » en m'inspirant d'une vision ésotérique selon laquelle le Christ est en fait à la fois une âme masculine et une âme féminine. Face au Christ, je place le personnage de la mère. Je ne suis pas très sûr d’où cela découle, car la mère n'est pas présente dans la Passion de Bach. Je vois deux sources d'inspiration pour ce triangle : la première est plutôt anecdotique, puisqu'il s'agit d'un film que je n' osais pas voir, mais sur lequel je suis tombé par hasard, en allumant la télé dans une chambre d'hôtel. Je veux parler de The Passionde Mel Gibson. J'ai dû garder en mémoire la présence appuyée de Marie et de Marie Madeleine dans la scène de crucifixion. La seconde source est le triangle formé dans vsprspar la soprano et les deux danseurs sur Nigra Sum. Je les ai toujours vus comme une mère et ses deux enfants/âmes sœurs.
Le point de départ a donc été un schéma dont j'ai finalement conservé trois personnages. Progressivement, les âmes sœurs ont acquis leur autonomie pour devenir un « Jésus » et une « Marie Madeleine ». Mais l'un n'empêche pas l'autre ; en amour aussi, trouver l'âme sœur est une bénédiction.
Enregistrements
Dès la mise en chantier du triangle des rôles chantés, j'ai pu commencer le travail. J'en avais absolument besoin pour ne pas me perdre parmi les milliers de possibilités et de choix qui s'imposaient. La construction initiale m'a permis d'avancer sur la musique sans restreindre outre mesure Alain. Pour vsprsla genèse de la musique et de la danse avait été simultanée ; cette fois-ci, une telle approche était impossible, car la donne était d'une complexité telle qu'Alain avait besoin des propositions musicales dès le début des répétitions avec les danseurs. La musique de Monteverdi offre aussi une plus grande liberté, par exemple pour modifier l'ordre des séquences. Dans le cas de Bach, c'est plus délicat, car chez lui la précision des émotions est plus grande. Pour qu'Alain et les danseurs puissent avancer, je leur ai préparé des enregistrements qui n'étaient pas un produit du chant ou du jeu d'ensemble – nous n'en étions pas encore là. J'ai concocté ces bandes en studio à partir d'enregistrements séparés des instruments et des voix, ce qui m'a demandé à chaque fois des heures de bricolage minutieux. Mais elles ont permis de donner une idée de la direction que pourrait prendre la musique en direct.
Erbarme Dich
En gros, l'on peut distinguer trois approches courantes de l’utilisation de la musique de Bach. La première consiste à créer une nouvelle version dans le style baroque, comme le fait par exemple un Nicolas Harnoncourt ou un Herreweghe; ce n'est pas ce qu'il faut attendre de moi. La deuxième accentue le côté « cérébral » de la musique, qui trouve ensuite son prolongement dans la ‘musique contemporaine’. La troisième y ajoute des éléments extérieures comme des instruments de musique africains. Mais ce qui nous intéressait, Alain et moi, c'était autre chose. Nous voulions créer un contexte musical actuel dans lequel pourrait surgir la musique de Bach, tout comme la parole du Christ est apparue dans un contexte auquel elle était étrangère, où elle semblait « neuve ». J'ai commencé par travailler sur Erbarme dich. Ce passage exprime par excellence le mystère de la Passion ; de plus, Alain s'en était servi à la fin de Iets op Bach. Je me disais que si je pouvais obtenir un résultat satisfaisant pour Erbarme dich, nous allions sans doute aussi y arriver pour tout le reste. J'ai modifié certaines mélodies, mais je ne pouvais rien changer à celle de Erbarme dich. Mon idée était que chacun des trois personnages devait pouvoir appeler à la miséricorde, et donc qu'il fallait que ce soit une polyphonie à trois voix. À côté de cela, j'ai créé un contexte africain à partir d'influences maliennes et de traditions musicales différentes qui ont été un leitmotiv pour mon approche musicale. Par « différent » j'entends en premier lieu un contexte culturel autre que le milieu chrétien, protestant, qui a donné naissance à Bach. Plutôt que de prendre Bach comme point de départ, je préfère qu'on s’en rapproche, qu'il se dévoile. Pour la fin de la pièce, par exemple, nous jouons le choeur final de la Passion, tout simplement – du moins, un arrangement transposant la polyphonie d'origine pour nos sept instruments mélodiques.
Le choix des extraits de la Passion s'est fait en fonction des textes. À partir des trois rôles, nous avons cherché comment cerner l'ensemble du récit. J'ai d'abord travaillé sur les textes en me détachant des nombreux rôles de la partition originale. Tout en ne voulant pas je ne voulais pas créer de personnages trop strictement définis. C'est ainsi que j'en suis arrivé à une succession de tableaux qui, d'un côté, soutenaient le récit mais, de l'autre, étaient néanmoins suffisamment poétiques et libres. Un des tableaux qui n'a pas été utilisé, est celui de la Dernière Cène, antithèse par excellence de la danse. La Cène est pourtant présente dans le spectacle à travers d'autres éléments comme la table ou les ultimes paroles de condamnés à mort que les danseurs chuchotent dans les micros. En ce qui me concerne, le travail d'adaptation consistait à faire le lien entre l’univers d’Alain et Bach.
Chant(eurs)
La distribution, avec Serge Kakudji et deux rôles féminins, associe une grande diversité vocale de styles et de traditions. J’ai préféré ne pas utiliser une distribution homogène de voix baroques, mais des voix dotées d’autre culture comme des voix lyriques qui vibrent par essence, contrairement au style baroque. Je préfère une multitude de caractéristiques qui s’entremêlent – l'opéra, le baroque, l'africain, le contemporain. Les chanteurs sont donc extrêmement différents les uns des autres et ce sont avant tout des « caractères ». C'est une chose à laquelle Alain est sensible, lui aussi, sans pour autant pouvoir l'exprimer en termes musicaux. Et il ne faut pas oublier Magic Malik en tant que chanteur. Lui, c'est vraiment une âme particulière, fusionnant en lui ce qui découle de l’écriture musicale tout aussi bien que l’oralité. Il est capable d'aborder les choses sous différents angles pour finir par en faire la synthèse. Le chant des danseurs et de l'orchestre, comme dans le choral O hauptou le gospel O süsses Kreuz, je le perçois comme la voix du peuple qui intervient. Cela rappelle l'office religieux, la messe, qu'est aussi la Passion. De là, il n'y a qu'un pas pour arriver au chant collectif.
Orchestre
Aka Moon, Magic Malik et Serge Kakudji sont les éléments permanents de l'orchestre – un gage de stabilité. Les autres se font entendre à tour de rôle. Chez eux aussi, on distingue plusieurs teintes, par exemple une trompette féminine, qui pour moi représente « l'intuition ». La majorité des instrumentalistes ont une certaine expérience de l'improvisation. Et même s'ils n'improvisent pas beaucoup dans ce spectacle, le rapport à la partition écrite en est différent. À cet égard, les personnalités sont également importantes ; on le remarque dans les solos. Après Erbarme dich, qui est ressenti comme un exaucement, il n'est plus possible de revenir aux sonorités du début. On a besoin de vide. Mais ici le solo n'exprime pas la solitude, il est aussi pluriel que s'il était joué par un orchestre complet.
Récitatifs
Les récitatifs me fascinent profondément. La façon dont Bach s'en sert pour communiquer est incroyable. Au début Alain n'avait pas trop d'affinités avec les récitatifs, il préférait les grandes arias. C'est logique, car ces arias expriment l'extase, tandis que les récitatifs sont du domaine du discours. J'ai fait des propositions simples : dans certains cas, j'ai traité un récitatif comme une chanson. J'ai aussi assemblé des passages de plusieurs récitatifs, sans qu'ils soient nécessairement connectés dans l’originale. Mais je l'ai fait parce que j'avais besoin de ce récit, même s'il ne s'agit parfois que d'une seule phrase. À partir de Erbarme dichl'univers musical de Bach est de plus en plus laissé de côté, mais il fallait que le récit reste. De tels récitatifs, surtout lorsqu'ils sont utilisés dans un spectacle de danse, imposent d'une façon ou d'une autre une réflexion sur le langage.
pitié !est pour moi une version de la Passion. Même si on enlève la musique, ça reste une version de la Passion. La danse à elle seule porte le récit. Les chanteurs sont en scène tout au long du spectacle, avec les danseurs. On frôle l’opéra. D'ailleurs, c'est ce qui rend notre tâche tellement plus complexe que dans vsprs. C'est un formidable défi.
Hildegard De Vuyst
août 2008