L e c o e u r d e l a r é v o l u t i o n
Verdi et Wagner et l'esprit de 1848
« Je veux détruire les structures en vigueur, qui divisent l'humanité solidaire en peuples antagoniques, en puissants et faibles, en privilégiés et sans-droits, en riches et pauvres, car elles nous rendent tous malheureux. Je veux détruire les structures qui réduisent des millions de gens au rang d'esclaves d'une poignée d'individus, et ces quelques individus au rang d'esclaves de leur propre puissance, de leur propre richesse. » Ces paroles pourraient être celles d'un occupant de Wall Street actuel ou de l'un des « Indignados » espagnols. Mais elles figurent dans Die Revolution, un pamphlet écrit par Richard Wagner lors de la révolution de 1848, au moment où des soulèvements populaires secouaient toute l'Europe après des années de restauration politique.
Les émeutes de 1848 commencèrent par la révolution de février en France, lors de laquelle les libéraux revendiquaient la réforme du système électoral. En juin, les ouvriers et les sans-emploi descendirent également dans la rue ; leur soulèvement fut violemment réprimé, ce qui incita Victor Hugo à écrire Les Misérables. En Allemagne et en Italie éclatèrent également des mouvements de révolte. Des desseins libéraux et sociaux y allaient de pair avec le concept d'unité nationale. Les compositeurs Richard Wagner et Giuseppe Verdi offrirent dans leurs opéras une voix musicale au peuple aspirant à une existence libre, uni dans une même grande nation. Même si, aux yeux des amateurs d'opéra, l'écart entre l'univers lyrique de Verdi et celui de Wagner peut sembler immense, C(H)OEURS place les deux compositeurs côte à côte.
Au cours du processus de création de C(H)OEURS, la révolution égyptienne a éclaté. Les correspondances entre les revendications du peuple arabe et les aspirations politiques exprimées par Wagner et Verdi dans leurs chants choraux, étaient souvent frappantes. Dans son essai Le Réveil de l'Histoire, le philosophe français Alain Badiou évoque plusieurs parallèles fascinants entre le Printemps arabe de 2011 et la « révolution » de 1848 : les mêmes motifs apparemment anecdotiques, une même révolte généralisée, une même propagation dans un espace historique, les mêmes divergences nationales, les mêmes déclarations collectives ferventes mais vagues, la même orientation anti despotique, les mêmes incertitudes, la même tension sous-jacente entre, d'une part, les intellectuels et les classes moyennes et, d'autre part, la classe ouvrière…
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Richard Wagner définit les principes fondateurs de son art au cours des années précédant 1848. Lors de cette période, il écrivit quelques-unes de ses œuvres les plus appréciées (Tannhäuser et Lohengrin) et traça les grandes lignes de chefs-d'œuvre ultérieurs (Die Meistersinger von Nürnberg – Les Maîtres chanteurs et Der Ring des Nibelungen – L'Anneau du Nibelung). À l'époque, Wagner, qui avait participé dès 1830, alors qu'il avait 17 ans, à des révoltes estudiantines à Leipzig, accueillit avec ferveur l'opposition du peuple allemand à tout ce qui était réactionnaire. Il s'était rapproché du mouvement littéraire « Junges Deutschland », adepte d'un amalgame hétéroclite d'idées allant de l'opposition aux politiciens conservateurs et au morcellement de l'Allemagne à ce qui était appelé « l'émancipation de la chair ». Il s'agissait moins d'émancipation féminine que d'une célébration de l'amour libre, étrange mélange d'un concept de pureté et d'un désir de défoulement érotique. Tannhäuser et Lohengrin sont impensables sans la littérature du mouvement « Junges Deutschland ». Les années précédant 1848 furent cruciales pour l'épanouissement intellectuel et politique de Wagner. Le compositeur ne se laissa pas seulement inspirer par l'athéisme de Feuerbach et l'anticapitalisme de Proudhon, mais reprit aussi à son compte le concept anarchiste de l'« action directe » terroriste dirigée contre l'exploitation par une classe dirigeante. Ce n'est pas un hasard si, lors de la révolte de Dresde en mai 1849, il se battit sur les barricades aux côtés de l'anarchiste russe Michel Bakounine.
La thématique centrale de Tannhäuser est celle de « l'émancipation de la chair », chère à « Junges Deutschland ». Le ménestrel Tannhäuser est déchiré entre la sensualité et le salut de son âme, le plaisir et la pureté, le corps et l'esprit, l'instinct et la raison, l'univers de Vénus la païenne et celui d'Élisabeth la sainte. Le chœur y remplit une fonction importante. D'une part, il représente l'univers des conventions, la communauté qui rejette ce qui la menace et qui qualifie de « nôtre » ce qui est dans la norme. Celui qui est différent, est violemment refoulé. C'est le sort qui échoit aux individualistes dans cet opéra : Tannhäuser, Vénus, et même Élisabeth. Ils choisissent tous les trois, chacun à sa façon, l'abandon pur d'un amour « idéal ». Mais le chœur de Tannhäuser interprète aussi le rôle des pèlerins, envoyés à Rome par la communauté en tant que boucs émissaires. Quand ils reviennent purifiés au pays, alors que retentit le célèbre choeur des pèlerins « Beglückt darf nun dich, o Heimat, ich schauen », ils sont réintégrés au « nous » collectif. Dans le finale « Heil! Heil! Der Gnade Wunder Heil! » Wagner combine l'hymne chrétien du chœur des pèlerins et la pulsation frénétique de la musique de Vénus. Slavoj Zizek affirme qu'il ne s'agit pas d'une simple synthèse ou réconciliation de deux principes, mais d'une tension qui doit rester sans résolution jusqu'à la dernière note de l'opéra.
Dans Lohengrin, l'opéra que Wagner termina en 1848, toutes ses idées utopiques et progressistes se rejoignent. Ici aussi, il met en scène la tension entre le progrès et le conservatisme, une tension s'inscrivant dans la réalité politique quotidienne à son époque. Dès le fameux Prélude, il présente Lohengrin, chevalier du Graal, en tant que pure utopie. Wagner n'attribue jamais de contenu concret à cette utopie – jusqu'à sa mort, ses idées politiques restèrent vagues et incohérentes – mais le la majeur rayonnant, la sonorité éthérée de l'orchestre, la mélodie et l'harmonie d'une infinie fluidité, ainsi que l'arc de tension parfait ne laissent planer aucun doute sur la nature sacrée de Lohengrin. Face à sa lumière éblouissante, tous les principes réactionnaires doivent s'éclipser.
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En Italie, un pays encore partiellement occupé par des troupes étrangères, divisé en plusieurs États, à la population analphabète à 80 pour cent et parlant des dialectes néolatins très différents les uns des autres, la musique pouvait devenir un langage commun permettant de diffuser les idées politiques auprès de toutes les couches de la population. Pourtant, Giuseppe Mazzini (l'un des pères de la réunification italienne, avec Cavour et Garibaldi) condamnait la vaine virtuosité, l'individualisme et le manque de force morale du bel canto italien. Il espérait donc que se lève un « jeune inconnuqui, peut-être, quelque part dans notre pays, est travaillé par l’inspiration, tandis que j’écris ces lignes, et enferme en lui le secret d’une époque nouvelle ».
Verdi répondit à cet appel en composant plusieurs opéras patriotiques entre 1842 et 1850, à commencer par Nabucco. Même si, lors de la création de l'œuvre, ni le compositeur ni le public avaient conscience du « message révolutionnaire » de cet opéra, « Va pensiero » (le célèbre chœur des Juifs qui, sur les rives de l'Euphrate, pleurent leur liberté perdue et rêvent de leur patrie) fut rapidement considéré comme une métaphore de la nation italienne morcelée et occupée. Verdi avait offert une voix musicale au mouvement politique du Risorgimento, à son combat pour la liberté et l'union nationale. Jusqu'à la réunification italienne, il attribua délibérément une fonction politique à sa musique. Verdi était arrivé sur scène au moment où le public demandait de la nouveauté, plus d'authenticité, une musique plus proche du collectif. Il introduisit dans la musique italienne une nouvelle tonalité caractérisée par des sonorités rêches, des harmonies brutes et un son orchestral impétueux, quasiment primitif. Cette musique porte en elle les traces de la jeunesse de Verdi, passée à la campagne ; l'on y entend les airs que les paysans chantaient en chœur à l'auberge de son père à Le Roncole ou les mélodies interprétées par la fanfare de Busset. C'est précisément grâce à cette énergie juvénile, à ce refus de se plier aux règles classiques et à sacrifier au « bon goût », que Verdi sut toucher à travers sa musique le cœur des Italiens de toutes les classes sociales.
En Allemagne aussi, les idées révolutionnaires s'accompagnaient de l'aspiration à l'unification.Wagner associa la mythologie et le patriotisme dans Lohengrin. Dans la troisième scène du troisième acte, (« Heil König Heinrich! »), nous entendons clairement un appel à l'unité nationale : « Für deutsches Land das deutsche Schwert! So sei des Reiches Kraft bewährt! ». Sans équivoque (« des Ostens Horden », les hordes venues de l'Est), Wagner met en garde ses contemporains contre la menace du tsarisme, qui soutenait à l'époque la restauration politique et réprimait durement les révoltes du peuple hongrois contre les Habsbourg.
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La vague de révolutions de 1848 fut rapidement réprimée. Wagner partit en exil en Suisse, mais resta fidèle à ses idées révolutionnaires pendant quelques années encore. À partir de 1854, influencé par la philosophie d'Arthur Schopenhauer, il devint progressivement un pessimiste culturel, un esthète opposé à la politique et à l'humanisme. Son épouse Cosima s'employa d'ailleurs à effacer les traces des sympathies révolutionnaires de Wagner dans ses lettres et écrits, ou à les qualifier de péchés de jeunesse.
Mais en étudiant de près l'œuvre du compositeur, il est évident que nombre de principes révolutionnaires restent présents jusque bien après 1854. Même si Wagner termina Les Maîtres chanteurs vingt ans seulement après la révolution de 1848, cet opéra reflète, lui aussi, le mouvement en faveur de l'unification allemande. Le concept de l'opéra est révolutionnaire, car dans le Nuremberg de Wagner, il n'est jamais question de dirigeants politiques, d'une forme quelconque d'autorité ou d'un conseil municipal – contrairement à ce que montraient les sources historiques. Le peuple, qui forge une alliance avec ses artistes (« Wach auf! »), décide souverainement et intervient en tant que juge. Parce que l'art est la véritable patrie des Allemands – car selon Wagner, la réalisation politique de l'essence même de l'Allemagne était impossible – le chœur chante lors du finale : « Zerging das heil'ge römische Reich in Dunst, uns blieb doch die heil'ge deutsche Kunst ».
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Verdi resta toute sa vie durant concerné par la politique italienne ; il siégea même comme député à la toute première assemblée nationale. À mesure que progressa la réunification italienne, les thèmes explicitement nationalistes firent place à une thématique humaniste plus vaste. Dans les opéras écrits par Verdi après 1850, le sentiment collectif ou les conflits entre nations ennemies sont de moins en moins en évidence. L'accent y est souvent mis sur les émotions et les épreuves tragiques traversées par l'individu. À partir de ce moment-là, Verdi offre – comme personne d'autre ne sait le faire – une voix aux exclus, souvent représentés en conflit avec une société dure et hypocrite. Cette approche culmine dans La Traviata. Le cœur de la courtisane Violetta bat dans les préludes des premier et dernier actes, d'une transparence rappelant la musique de chambre. Verdi présente la jeune femme comme une « pauvre pécheresse », une victime au cœur pur, tombée dans la prostitution parce qu'incapable de se soustraire à la corruption de la grande ville. Elle se transforme en figure emblématique de l'exclusion. Face à la dure réalité, Verdi place le couple d'amoureux idéalisé formé par Alfredo et Violetta. Même si Violetta est de toute évidence mourante, les amants chantent le paradis de l'amour idéal dans « Parigi, o caro ».
Après la réunification effective de l'Italie, les idéaux du Risorgimento continuèrent néanmoins à jouer un rôle important dans la réflexion artistique de Verdi. À la fin des années 1860, Verdi était profondément déçu par les dirigeants politiques et militaires de l'Italie, qu'il décrivit dans une lettre comme « de mauvaises langues vaniteuses ». Les voisins européens considéraient l'Italie comme un pays de seconde zone après plusieurs défaites militaires et à cause de ses perpétuels problèmes financiers. À la mort d'Alessandro Manzoni, le plus grand poète romantique italien et, comme Verdi, un ardent défenseur de la réunification italienne, le compositeur décida d'écrire un Requiem. Verdi vénérait le poète, qui avait toujours soutenu les idéaux d'humanisme et de probité ; on se mit rapidement à considérer le requiem dédié à Manzoni comme un « Requiem pour le Risorgimento ». Un élément remarquable de l'oeuvre est la répétition de la musique du Dies irae, où à l'aide des coups sourds frappés sur la grosse caisse et les trilles nerveuses des instruments à vent, Verdi déchaîne une tempête infernale. Verdi l'humaniste engagé enjoint à tout moment son public à garder à l'esprit la fin du monde, l'image apocalyptique du « Jour de Colère », et il accorde une plus grande dimension dramaturgique et politique aux suppliques sollicitant la sérénité, la paix et la libération du Libera me, un hommage ultime du compositeur au Risorgimento et aux idéaux de 1848.
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« Jour de Colère » est également le nom donné à plusieurs vendredis de prière en Égypte en 2011. Des opposants – des dizaines de milliers, selon les agences de presse – s'insurgèrent au Caire et dans d'autres grandes villes du pays contre le régime autoritaire du président Moubarak, contre la pauvreté, la corruption, l'oppression et les restrictions en matière de liberté d'expression. Ni la révolution de 1848, ni le Printemps arabe se soldèrent par l'apparition, du jour au lendemain, d'un nouveau régime politique ou d'une nouvelle structure sociale. Mais en 1848, Karl Marx et Friedrich Engels – qui étaient, comme Verdi, des « barricadiers » vaincus – firent paraître le Manifeste du Parti communiste, un texte qui aurait été impensable sans les idées de 1848, et qui allait influencer en profondeur les évolutions politiques du siècle ou des siècles suivants. Selon Alain Badiou, les révoltes dans le monde arabe semblent annoncer le retour d'idées et actes politiques émancipatrices dans le monde entier. Tout comme Verdi, dans son Requiem, réplique aux coups de tonnerre théâtraux du « Dies Irae » par un travail polyphonique fouillé dans la fugue du « Libera me », après les « Jours de Colère » révolutionnaires, il faudra également faire des efforts soutenus, pouvant finalement mener au changement de constellation politique souhaité. Slavoj Žižek conseilla récemment aux occupants de Wall Street de ne pas s'égarer dans le romantisme de la révolution, mais de faire de la révolution une ouverture sur un autre mode de pensée. « Ne tombez pas amoureux de vous-mêmes, du bon moment que nous passons ici. Il y a bien assez de carnavals, mais ils ne sont jugés à leur vraie valeur que par ce qui en subsiste le lendemain, par la façon dont ils ont changé notre vie quotidienne. Tombez amoureux du travail appliqué et patient – nous en sommes au début, pas à la fin. Notre message essentiel est : les tabous ont été brisés, nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes. Nous avons même l'autorisation et l'obligation de réfléchir à des alternatives. Le chemin est long et bientôt, nous devrons nous poser les questions réellement dures, non pas sur ce que nous ne voulons pas, mais sur ce que nous voulons. Quelle organisation sociale pourra remplacer le capitalisme ? De quel type de nouveaux dirigeants avons-nous besoin ? Il est clair que les systèmes du XXe siècle n'ont pas fonctionné. »
Jan Vandenhouwe, dramaturge musical
janvier 2012